Le rêve d'Augustin de Christian Troin

Une fois n'est pas coutume, voici une nouvelle qui m'a été envoyée par Christian Troin. Cette histoire est née d'un concours organisé par la ville de Draguignan en 2015, à propos du tableau situé au musée de la ville "L'enfant à la bulle de savon" de Rembrandt.
Il s'agissait, en un nombre de pages limité, d'imaginer un récit autour de cet enfant ; la dimension fantastique étant un critère retenu.

L'auteur Christian Troin

Ancien membre de l'Association des Amis de Jean GIONO, enseignant (Formateur en IUFM et Directeur d'école), en retraite depuis peu et consacre une partie de son temps à l'écriture, depuis sa jeunesse. A écrit un certain nombre de nouvelles qui ont, pour certaines, retenu l'attention de la presse locale.

Le rêve d'Augustin

« Bien le bonjour, Monsieur Léonce ! le neveu de feu Monsieur le comte m’a prévenu de votre venue et m’a fait part de l’autorisation qu’il vous donne à entrer dans le château, égard au fait que vous aviez vécu ici étant enfant. » -« Bien vrai ! mais vous, à moins que je ne me trompe, vous devez être le fils de Césarin, l’ancien jardinier ; le même cheveu rouge, ça n’est pas fréquent  dans nos coins…. » -« Exact ! mais entrez, vous êtes un peu chez vous ici ! ».

A peine la grande porte poussée, elle grogna comme un sanglier que l’on dérange. Léonce sentit aussitôt la lourde couverture du souvenir se poser sur lui ; il était transporté soixante dix ans en arrière. Rien n’avait changé ou presque, la place des meubles, les tapis en cascade sur les marches du grand escalier, les tentures, le tout très bien entretenu malgré l’absence des propriétaires. Le château n’était plus habité depuis le drame, et le comte et Madame étant décédés, c’est leur neveu qui en avait hérité. Celui-ci tenait à respecter la mémoire de ses aïeux en conservant le bâtiment dans l’état où ils l’avaient quitté précipitamment. Pour cela il en avait confié la gestion au fils de l’ancien jardinier.

Les yeux de Léonce   parcouraient tous les coins de chaque pièce à la manière d’un chien de chasse sur la piste d’un gibier. Ils se fixèrent soudain sur un mur où une forme carrée, plus claire que le reste de l’enduit  révélait  une absence. « Et le tableau ?! » demanda-t-il. « …Le portrait de l’enfant ? » Léonce hocha la tête. Le gardien lui fit signe de le suivre. Arrivés au premier étage, dans le bureau du comte, il s’arrêta net devant une grande armoire de chêne brun, tira les portes et en sortit délicatement la toile recouverte d’un drap de velours. Léonce le découvrit, le contempla longuement, puis le frôla du bout de ses doigts tremblants, comme pour s’assurer qu’il était bien réel. Une larme coula sur son visage de vieillard. « Pardonnez, mais tout ce passé me revient si brutalement, comme une bourrasque en pleine figure… » -« Tout de même, quelle histoire ! » -« Oui, quelle histoire ! » fit Léonce en écho. Puis ils retournèrent sur le perron où ils contemplèrent les alentours ; la montagne était là, toujours muette de son grand secret ; le cri strident d’un aigle brisa l’air. « Grand merci pour la visite, je pense que je ne le verrai plus jamais, mais je tenais à lui faire mes adieux. » -«  A reveire, moussu Léonce ! ». Il monta sur sa patache, et le premier tournant l’effaça du paysage.

Sur le chemin du retour, il décida de laisser sa jument mener son train, tandis que la mécanique du souvenir se mit en route. Cette histoire l’avait marqué pour la vie, et lui avait fait comprendre que le monde du réel et celui du rêve ne font qu’un.

Tout avait commencé soixante dix ans auparavant.

Voilà : C’est un matin glacial d’octobre de l’an 1631. Un chemin serpente entre les chênes rouillés par l’automne, dans la forêt qui couvre la dernière plateforme de Canjuers. Il se contorsionne ensuite pour descendre dans les profondeurs des gorges étroites de l’Artuby. Un ciel laiteux, une solitude naturelle, à peine troublée par le sillage de quelque corbeau perdu dans cet espace figé.

Pourtant, au sortir d’un vallon, apparaissent trois silhouettes, comme émergeant des entrailles de la terre, deux grandes, verticales et sombres, encadrent une plus petite, plus ronde et plus frêle. Ce sont les hommes de la Maréchaussée de Comps qui ramènent au village Mathilde DOL, employée de maison à la ferme de l’Avelan . Enceinte, presque à terme, affamée,  la pauvre fille qui porte déjà la lourde charge d’un enfant sans père, a commis comme crime, d’avoir volé à ses patrons une andouillette dont la vue lui tordait l’estomac.

Les mains portées à son ventre qu’elle soutient comme une grosse bulle fragile, Madeleine a du mal à suivre le pas des gens d’arme qui ne la ménagent pas. Son souffle est court, les écorchures mordent ses pieds mais la douleur est dans son cœur ; la honte d’être montrée au village, la sentence  du juge, le déshonneur, l’humiliation, la prison ; elle ne pourra pas les supporter.

Arrivé au bas de la falaise, entre les immenses murs de calcaire, le chemin glisse sur le dos d’un pont romain , véritable clé de voûte dans cette architecture minérale. A peine engagée sur cet étroit passage, au milieu de ses gardiens, Madeleine est envahie par l’effroi ; tout cela est trop pour elle. Et son enfant qui portera à jamais la tâche imprégnée par sa mère ! c’est trop de douleur ! Dans un élan qui surprend ses vigiles elle enjambe le parapet, bascule et s’envole dans le vide pour rejoindre les remous glacés de l’Artuby. Son cri résonne et fait écho dans la cathédrale de pierre.

Le sang des hommes se glace.

Un charbonnier qui travaillait dans les parages n’a rien manqué de la scène qui s’est déroulée en contrebas. Il s’empresse de donner l’alerte au village, arpentant les berges et les talus de toute la force de ses jambes.

Les hommes de la Maréchaussée ont sorti à grand peine l’amas de tissus sans forme et ruisselant quand arrive le médecin, suivi de quatre villageois.  Après avoir déshabillé la malheureuse et réchauffé son corps avec un grand feu allumé à la hâte, ils l’enveloppent dans  une couverture de laine. Le teint blafard, les yeux dans le vide, tout laisse penser que la vie l’a quittée. Mais le docteur dément : « Il y a un filet de souffle !...Elle ne vivra pas. Mais l’enfant… » Après un long silence il ajoute :  « …Il faut essayer ! ». Muni de tous ses ustensiles à couper, tailler, saisir, écarter, il se met à l’œuvre. Les hommes autour de lui ne veulent pas regarder la scène et tenant les couvertures pour la masquer, ils discutent du labour et des semailles. Le temps ne passe pas, les hommes commencent à douter de l’utilité de s’entêter.

Mais il faut se résoudre à l’idée que la vie s’obstine quelquefois contre le malheur : répondant au cri de désespoir lâché par sa mère envolée depuis le pont, celui de l’enfant se met soudain à percer l’épaisseur de l’air. On le couvre, on l’enveloppe de chaud. On fait de même pour le corps de Mathilde qui a maintenant perdu le mince filet de vie.

Les mois d’hiver passés sous la bienveillante attention d’une nourrice, l’enfant a voulu vivre. Il s’est montré plein d’appétit et sa bonne santé se lit à ses joues rouges et pommées. On lui a donné comme  prénom « Augustin », de celui du médecin qui lui a donné vie .

L’événement de l’automne a bien sûr fait le tour de la région, et la nouvelle est arrivée au château de Valcros, à  plusieurs lieues  du village. C’est une solide bâtisse  composée de quatre ailes qui forment un carré avec une tour à chaque angle et une cour centrale .Elle  est entourée de forêts de hêtres et de pins, avec devant une grande prairie qui descend gentiment jusqu’à la rivière. L’ensemble est adossé à une montagne rocheuse, parsemée de pins et de buis.

Le comte de Valcros est un descendant en droite ligne des Pontevès, grande famille de la noblesse provençale, et l’on dit même que ses  ancêtres auraient  bâti le château templier  du même nom.

Son épouse, bien que de noblesse plus récente, est aussi une Dame, portant chapeau à plume, tissus délicats et robes à grands fonds qu’elle relève délicatement pour ne pas en crotter le bas lorsqu’elle vient faire ses achats au village. Tout le monde la salue bas, et elle répond toujours par un petit hochement de tête.

Mais la comtesse de Valcros porte sa croix. Malgré sa grande beauté et sa richesse, la nature l’a privée du cadeau de l’enfantement. Au fil du temps, cela a dessiné des rides sur son beau visage.

Lorsqu’elle a appris le drame de l’automne, elle a décidé de rendre visite à la nourrice pour  découvrir le bébé, et l’a gratifiée pour son dévouement. Elle a ensuite consulté le juge et n’a pas eu de mal à obtenir l’autorisation de faire d’Augustin son enfant.

On pourrait croire, à partir de là, que la vie d’Augustin est écrite à la plume d’oie sur du parchemin de premier choix, agrémenté d’enluminures….Ce fut le cas pour les premières années de sa vie.

Les saisons se succédèrent, les années. Augustin grandit, s’épanouit, comme un greffon qui profite d’une sève généreuse. Objet de toutes les attentions de la part de sa bonne fée qui lui apprit à l’appeler « mère », il fut d’abord alimenté au sein de la meilleure nourrice de la région. Une gouvernante, recrutée à Castellane et qui jouissait des meilleures recommandations veillait sur chacun de ses faits et gestes. Tout le petit personnel de maison, des lavandières aux cochers, lui souriait et s’amusait de sa joie de vivre. D’ailleurs, aussitôt qu’il sut marcher, ses pas le guidaient systématiquement vers ces gens qui, manifestement, s’attelaient à des activités bien plus intéressantes que celles de son entourage. C’était les animaux que l’on nourrissait, les charrettes que l’on déchargeait, bref la vie, le mouvement, et toute cette agitation l’attirait  irrésistiblement. Ce sont les premiers souvenirs qui peuplent la mémoire de notre Léonce, fils de berger au château, et qui avait alors dans les cinq ans.

Très tôt, on fit venir un précepteur afin de lui inculquer les bases d’une solide éducation, en complément de l’instruction religieuse dispensée par le curé de Granon.

Augustin accueillait tout ce savoir, ces bonnes manières, ces croyances, sans rechigner, avec docilité et une grande facilité. Toute cette richesse, ces connaissances, s’accumulaient en lui avec naturel, comme si cela était dans l’ordre des choses, et son manque d’enthousiasme échappait à la comtesse, qui, éblouie par les résultats ne se privait de gouter son bonheur.

Le comte, quant à lui, n’était pas très présent dans cette vie, occupé qu’il était par la gestion de ses terres, la chasse et les visites mondaines. Il parcourait  son domaine à longueur de journée, rentrant souvent tard le soir, à l’heure où Augustin dormait déjà.Il se trouvait quelquefois de courts moments où ils se croisaient ; le comte le prenait alors sur ses genoux pour le faire sautiller, simulant le trot ou le galop ; séquence cavalière qui se terminait toujours par une petite tape bienveillante sur les fesses et l’ordre d’aller se coucher. Le bonheur de Madame suffisait au sien.

Le jour de son septième anniversaire, on lui présenta un Maître d’arme, qui avait pour mission de lui apprendre le maniement de l’épée, gage d’une accession future à la dignité seigneuriale. Puis ce fut un Maître écuyer qui s’employa à faire de lui un fier cavalier. Comme il en avait l’habitude Augustin apprit, intégra, maîtrisa, presque machinalement. Mais tous ces apprentissages, contrairement à ce que pensaient Madame de Valcros et le comte, n’étaient nullement le résultat d’une grande motivation. La vie était ailleurs.

Dès qu’il en avait le loisir Augustin se rendait dans les cuisines et s’enivrait des odeurs, chipant  au passage quelque morceau de rôti tombé de la broche, s’élançait dans la basse-cour en faisant éclater une gerbe de poules, observait le forgeron battre le fer et le fixer au sabot des chevaux dans une fumée âcre et piquante. Affamé de plaisirs simples, il  dégustait chacun de ces moments avec le bonheur que l’on éprouve à croquer dans un fruit juteux. Son regard s’émerveillait alors, et la plénitude se lisait sur son visage comme dans un grand livre. Car ces gestes, ces bruits, ces odeurs, tout cela lui parlait, tout cela était en lui, au plus profond, depuis la nuit des temps, mais il l’ignorait.

Il était irrésistiblement attiré par les bêtes, la vie domestique, les petites gens, malgré leurs vêtements sales et leurs tignasses, et cela ne manqua pas d’inquiéter la comtesse. Mais d’un autre côté, sa satisfaction était telle à le voir apprendre aussi aisément et grandir aussi harmonieusement, qu’elle n’osait contrarier ce qu’elle appelait ces «escapades ». Augustin, lui, avait bien compris qu’il ne pouvait cultiver ce bonheur qu’au prix de leçons imposées et patiemment ingérées.

Cette harmonie traversa plusieurs saisons.

C’est au cours de ces moments de liberté que Léonce lui fit découvrir  le jeu des bulles de savon. Très vite, muni de pailles trouvées dans la grange, il sut faire naître, par son souffle, ces créatures auxquelles il prêtait vie. Cette activité, prisée par tous les enfants de cet âge, devint rapidement une passion à laquelle il s’adonnait quotidiennement. Déjà, alors qu’il ne parlait ni ne marchait, et que sa nourrice le promenait du côté du lavoir, il était comme fasciné par les gestes des lavandières, la mousse qui giclait du linge pétri, et surtout les bulles qui, un temps hésitantes, flottaient au gré de l’air, puis soudain montaient vers le ciel, comme aspirées par quelque force surnaturelle.

Cette fascination ne le lâcha plus. Il y avait dans ces bulles toute l’ambigüité du monde. Leur rondeur le rassurait  mais leur tremblante fragilité l’angoissait, lui faisait deviner une fin certaine et trop proche. Quelques  unes éclataient très vite, butant sur un brin d’herbe ou quelque obstacle à leur survie, d’autres, plus chanceuses, prenaient de la hauteur, offrant au regard émerveillé de l’enfant leur transparence irisée sous la caresse du soleil. Certaines même s’éloignaient jusqu’à ce que l’œil les perde, et Augustin se plaisait à penser qu’elles ne mourraient jamais.

La vie s’écoulait ainsi dans un équilibre parfait. Monsieur à sa gestion et ses loisirs, Augustin entre érudition et plaisirs simples, et Madame qui goutait la joie de le voir s’épanouir sous la coupe de son amour infini.

Pourtant, de manière à peine perceptible au début, elle sentit naître  en elle le besoin irrépressible de révéler à l’enfant la vérité sur ses origines. C’était comme une  germination , lente et assurée, et la graine faisait son chemin. Après s’en être ouverte à son époux qui lui conseilla d’attendre qu’Augustin ne fut plus mûr, elle prit conseil auprès du curé Granon. Celui-ci déclara qu’il comprenait ce désir impérieux qui servait son honneur, mais qu’il faudrait agir avec doigté, et proposa même ses services pour « préparer l’esprit du garçon » à cette nouvelle aux conséquences imprévisibles.

Une fin d’après-midi, alors qu’il revenait d’une de ses escapades, il fut appelé par Madame qui, assise près de la cheminée éclairant son doux visage, lui demanda de s’asseoir à son côté.  « Qu’avez-vous fait de votre journée, mon fils » demanda-t-elle d’un ton détaché.-« Comme vous avez pu le constater, mère, la matinée fut consacrée au maniement de l’épée puis à l’étude des grands découvreurs. »-«  Et après le repas ? je ne vous ai pas vu au château avec Mr le curé. » -« C’est qu’il a décidé que nous devions parler de la Bible en nous promenant ; il dit que cela aide la réflexion. »-« Voilà une habile décision ! je veux dire une judicieuse décision ! »se reprit-elle.  « Et de quoi avez-vous parlé ? »-« De l’adoption. »lâcha-t-il sur un ton indifférent. La comtesse arrêta net son ouvrage. De petites rides sillonnaient son front. –« Eh bien dites-m’en plus. » Parvint-elle à répondre alors que son cœur s’emballait. –« Saviez-vous que la Bible parle de l’adoption comme d’un geste d’Amour ? Mr le curé m’a raconté l’histoire d’un bébé nommé Moïse, originaire du peuple hébreu, peuple persécuté et dont on tuait alors les garçons. Pour le sauver, sa mère Jochebed l’enferma dans une caisse et la mit à l’eau. Il fut recueilli par la fille d’un pharaon qui l’adopta. Il grandit et servit Dieu toute sa vie ! »

Cette histoire bouleversa la comtesse. La similitude des faits, l’abandon au fleuve, l’accueil par une famille noble…. -« Je suis peut-être fille de pharaon… » Laissa-t-elle échapper au bout d’un silence, envahie par l’émotion. Cela fit rire Augustin qui, sur le moment, n’en chercha pas le sens caché, son esprit enfantin recevant  cette réponse comme une invitation à une amusette, un jeu de rôle. Il releva le défi : « Fort bien ! et moi donc, je suis Moïse ! »

Dès lors le garçon se plut à s’imaginer en descendant de Pharaon. Son esprit rêveur le faisait voyager au temps des pyramides  et  il voulait se faire appeler du nom du héros biblique par les gens du château. Cela amusa tout son entourage, excepté Madame qui se demandait si elle n’avait pas précipité les événements.

Mais Augustin perdit peu à peu son innocence. Il avait pour habitude de s’endormir  avec la vision des bulles de savon qui dansaient leur valse hésitante et emportaient son esprit vers des contrées inconnues. Quand un soir toutes les bulles crevèrent d’un coup, balayées par un souffle brûlant. Le nom de Jochebed jaillit dans sa tête d’enfant . Dans ce jeu de rôles, il n’avait pas cherché la place de la malheureuse génitrice. Qui pourrait tenir ce rôle? Dans quelle peau, dans quelle chair pourrait  vivre celle qui était à l’origine de l’histoire ? Il y avait forcément quelqu’un ! Il sentit, parcourant tout son corps, comme le frisson d’une maladie qui commence. Cette nuit-là il ne trouva pas le sommeil, partagé entre le rêve et la réalité, essayant d’interpréter la réponse énigmatique de  la comtesse.

Léonce ne vit plus, dès lors sur son visage de poupon, l’insouciance qui était sa sève.

C’est à cette époque que fut annoncée, pour le printemps, la venue d’un personnage important ; un ami de Monsieur. C’était un peintre de grand renom, et cette visite était attendue comme un événement .Van-Ryn Rembrandt viendrait de fort loin et séjournerait une semaine au château, avant de poursuivre vers le comté d’Orange où il avait une commande de portrait. La curiosité des deux garçons n’avait d’égal que leur amusement, dans l’attente de ce personnage dont tout leur semblait étrange : son pays d’origine, les « Provinces Unies », et son nom qu’ils s’efforçaient de prononcer avec maintes mimiques.

Le jour tant attendu arriva enfin. Tout le monde du château était rassemblé sur le perron, s’attendant à voir débarquer un seigneur, avec plusieurs carrosses, laquais et tout le tremblement ; arriva un modeste attelage formé de deux robustes chevaux tirant un coche surmonté de grosses malles poussiéreuses.

Descendit un homme corpulent, au solide visage avec un nez robuste et de petites moustaches qui le soulignaient. Monsieur le comte l’accueillit à bras ouvert en lui lançant des  « Mon cher Rembrandt ! mon ami ! avez-vous fait bon voyage ? ». On le vit les jours suivants se promener  seul ou en compagnie de Monsieur, mais il passait une grande partie de son temps au salon, devant son chevalet. Le jour même de son départ, Augustin attira Léonce vers le grand hall d’entrée. A main droite, avant l’arche de la salle à manger, trônait un tableau dans lequel il reconnut le visage de son ami. « Mr Rembrandt a voulu remercier mes parents pour leur hospitalité en leur offrant mon portrait. »

Il fut stupéfait par la fidélité, l’expression, et comprit ce jour-là ce que signifiait le mot  « artiste ». Celui-ci avait su traduire dans son regard, le grand doute qui habitait Augustin, l’équilibre fragile entre le monde du vrai et celui de l’inventé, et qui le plongeait dans un grand désarroi.

Le curé Granon avait bien perçu le mal être du jeune garçon et déclara à Madame qu’il était urgent de franchir le pas suivant ; on ne pouvait pas laisser cet enfant dans le doute trop longtemps. Il avait son idée.

Il fut convenu que le vendredi suivant, Augustin se rendrait au village pour l’aider à « mettre de l’ordre » au presbytère. Ce jour-là,  il arriva à l’heure dite et le cocher l’attendit tout le matin.-« Il faut ranger tous ces grands livres sur les étagères dans l’ordre de l’alphabet ! je compte sur toi, mon petit ! » avait lancé le curé avant de s’absenter pour une séance de confesse. Le stratagème fonctionna. Il y avait là, comme oublié parmi les ouvrages dispersés, un livret de quelques pages intitulé « NAISSANCES 1631 » . Cela attira la curiosité de l’enfant qui découvrit une liste de noms et de dates. Son regard se porta sur la deuxième page et ses yeux  se figèrent sur la ligne du haut : « DOL Augustin, né le 10 octobre, de père inconnu, de mère portant nom de DOL Mathilde, décédée en couche. Adopté le 7 mai de l’année suivante par Messire Antoine de Valcros et Madame. ».

Le rideau tomba soudain sur le jeu de rôle. Assommé par cette découverte, Augustin tomba sur ses genoux, comme pour prier. Jochebed avait bien son double, elle s’appelait Mathilde ; ou plutôt elle avait eu son double et s’était appelée Mathilde, car à peine apprit-il son existence qu’aussitôt elle n’était plus. Pour la première fois de sa vie il laissa échapper du plus profond de lui le mot « maman » ; un brouillard envahit ses yeux, et lui fit perdre connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, il lui sembla avoir traversé un interminable tunnel. Allongé dans son lit, il reconnut Madame, le curé , le médecin et  Anaïs, la femme de chambre. Il voulut leur parler mais aucune parole ne sortit de sa bouche. Madame fondit en larmes et fit le signe de croix. Le curé se mit à prier, tandis que le médecin l’examina de plus près avec ses lorgnons posés au  bout de son nez. Après avoir tâté son pouls, respiré son haleine et même goûté son urine, il conclut à un « déséquilibre entre  les humeurs : trop de bile noire et trop peu de bile jaune… A moins que ce ne soit l’inverse », et déclara que si la situation ne s’arrangeait pas, il faudrait procéder à  des saignées.

Mais Augustin ne laissa pas le temps d’essayer ce remède radical ; dès le lendemain il était sur pied, mais ne put se faire comprendre que par des gestes. Impuissant devant ce phénomène le médecin déclara que « le temps serait son meilleur allié. » Mais le temps ne fit rien à l’affaire. Augustin n’était plus le même. Léonce ne reconnaissait plus l’enfant enjoué qui croquait dans la vie à belles dents ; son visage avait changé, ses joues de pomme s’étaient aplaties, son sourire s’était envolé et surtout ses yeux semblaient ne plus le regarder, lui comme tous les autres, comme toutes les choses qui les entouraient . Il  rechercha moins souvent sa compagnie et bien qu’ayant compris qu’il souffrait d’un mal mystérieux, cela l’attrista au plus profond. Augustin continua pourtant à jouer aux bulles de savon, seule activité qui semblait le retenir dans le monde du réel. Il y passa de plus en plus de temps et cela prit des proportions qui inquiétèrent son entourage. Il demeurait très longtemps auprès du lavoir, guettant la fin de la bugade pour ramasser les bouts de savon laissés par les lavandières.

Avec le temps il en avait rempli ses poches et s’essayait à des mélanges afin d’obtenir des bulles plus grosses, plus solides. Il se lança ainsi dans des expérimentations pour lesquelles Léonce était  le seul observateur autorisé.

Lors d’une de ces séances d’alchimie, ce dernier rassembla tout son courage et lui demanda : « mais pourquoi fais-tu tout cela ? on s’amuse bien avec nos bulles ordinaires, n’as-tu plus plaisir à les voir s’envoler, comme avant ? ». Augustin sembla ne pas entendre et poursuivit  son ouvrage. Mais le lendemain, il vint à sa rencontre et lui tendit une feuille sur laquelle Léonce, à qui son ami avait appris les rudiments du déchiffrage, eut peine à lire les mots mais en saisit le sens : « Maman est au ciel ; elle m’attend, et moi je n’ai plus d’autre désir que de la retrouver, la toucher, la sentir, et réchauffer mon cœur froid contre le sien. Les grosses bulles me porteront jusqu’à elle. ». Pris d’effroi, Il ne sut comment réagir sur le moment.-« Tu veux dire que….. »- Le regard d’Augustin s’était cette fois planté droit dans le sien. Il y avait dans ses yeux assombris une détresse infinie. Il était son ami, et il décida de le suivre dans son projet fou, ignorant  jusqu’où cela pourrait les mener.

Ils passèrent  ainsi des jours et des semaines à expérimenter toutes sortes de mixtures, à des dosages  variés. Ils essayèrent d’ajouter du sel, du sucre, de l’huile d’olive, tout ce qui pouvait leur faire espérer engendrer des bulles toujours plus volumineuses. L’obstination d’Augustin le fascinait, et il en arrivait presque à croire en son rêve. Des pailles toujours plus grosses furent testées et un jour, des bulles de la taille d’une citrouille en sortirent mais aussitôt s’écrasèrent sous leur poids. Augustin s’entêtait, habité par son rêve qui était maintenant devenu une obsession. Il fallait trouver un mélange qui donnerait plus de résistance ; il fallait trouver autre chose, un outil qui donnerait une taille plus imposante. Il s’évertua à trouver des cercles de fer souvent empruntés au forgeron qu’il trempait dans des bassines remplies du liquide savonneux, ressortait ruisselantes, en espérant que se formerait à l’intérieur le rideau fragile. Le vent devait gonfler cette peau translucide, comme le ferait un souffleur de verre. Léonce avait de plus en plus de peine à voir perdurer cette folle poursuite du rêve. Il avait espéré qu’un jour Augustin se rendrait à l’évidence, buterait sur le réel, les difficultés insurmontables de cette quête. Mais rien ne semblait  le faire douter, et il avait, à chaque échec, une idée nouvelle.

Un soir, alors que le petit pâtre rentrait les moutons à la bergerie, l’agitation qui régnait au château lui fit deviner qu’un drame s’était produit. Tout le monde accourait en tous sens, de la grange aux écuries, des dépendances aux ateliers. Malgré l’heure tardive Augustin n’était pas rentré.  Tous les domestiques s’étaient lancés à sa recherche .  A la nuit tombée l’un d’entre eux revint  avec les bras chargés de ses vêtements. Tout le monde se rendit sur les lieux de la trouvaille, torche à la main, et cela faisait comme une longue procession.  C’était au flanc de la montagne qui surplombe le domaine. Il y avait là un grand promontoire de pierre qui faisait comme la proue d’un navire. Les vents y soufflaient plus fort qu’ailleurs, le mistral surtout, et les deux garçons venaient souvent y expérimenter leurs mélanges. Là, à l’extrémité du rocher, gisaient encore des vêtements, les derniers que l’on porte, ce qui signifiait qu’Augustin s’était entièrement dénudé. Je vous laisse imaginer l’état de la comtesse et de Monsieur…

La maréchaussée fut alertée. On chercha, on appela, on mit les chiens de chasse sur le terrain. Chaque buis, chaque genêt fut examiné. Pendant  dix jours les gens du château et des alentours fouillèrent, scrutèrent. Pas de sang, pas d’odeur, pas de trace.  On passa le dos de la montagne au peigne fin, jusque dans ses moindres replis, mais elle ne révéla rien.

Fou de douleur et de colère, le comte attribua une part de responsabilité à Léonce. Sa famille fut chassée de Valcros. Elle se mit au service d’un notaire de Comps qui possédait des terres et avait besoin de bras. Léonce avait été questionné, harcelé, et le pauvre garçon n’avait pas apporté de renseignements bien utiles. Mais au fond de lui, une petite lueur éclairait son esprit. Et si son ami avait trouvé la bonne formule? Le bon mélange ? et si le rêve avait fait le reste ? Il imaginait  Augustin, sur l’éperon rocheux, ce soir de mistral favorable à son projet fou, ce crépuscule embrasé par un soleil incendiaire, ces lambeaux de nuages noirs éparpillés aux quatre coins du ciel. Il a dû sentir, comme un signe, que le moment était arrivé, l’aspiration  du rêve, le retour auprès de sa mère. Il voulait sans doute se présenter à elle tel qu’on l’avait arraché de sa bulle maternelle, dépouillé de son enveloppe de tissus et de colliers, libéré des habits du réel . Après, que s’est-il passé ? Léonce n’avait aucune réponse. Mais ce qu’il pensait aurait pu suffire, s’il l’avait révélé, à l’accuser de sorcellerie. Car tout ce qui n’est pas expliqué est jeté en pâture au diable. Il garda son secret  toute sa vie.

Depuis lors, les soirs où le ciel rougit sous le feu du soleil couchant et que le mistral en attise les braises, il contemple ce spectacle cosmique, et, dans une grande sérénité, il pense à Augustin qui, là-haut, réchauffe son cœur auprès de celui de sa mère, tout contre.

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